Reportage sur Louxor du journal Al ahram - Fevrier 2008.

L’antique Thèbes fait peau neuve.

C’est du moins la volonté des responsables qui veulent en faire un musée à ciel ouvert. L’habitant, lui, se considère comme un laissé-pour-compte. Reportage.

Une fois arrivés à la ville qui préserve les richesses d’une gloire passée, les regards des visiteurs se portent immédiatement sur les splendeurs de l’histoire de l’Egypte, comme le temple de Louqsor et la mosquée d’Abou-Haggag. Que l’on débarque par train ou par avion, les changements qu’a subis la ville sont surprenants. Certains travaux ont été achevés, d’autres sont en cours. Un grand projet de développement dans le cadre d’un plan entamé vers la fin de 2004 va être réalisé en plusieurs étapes jusqu’en 2030. Arrivé par train, on voit la gare qui offre un nouveau look, embellie par des allées de marbre, des murs ornés de fresques de style pharaonique, de grands écrans (LCD), des surfaces de vente et de nombreux guichets. Des changements alliant civilisation ancienne et modernité. A la sortie de la gare, un paysage verdoyant accueille le visiteur avec des rues plus larges. Beaucoup de cafétérias et une bonne vue d’ensemble qui va jusqu’au temple de Louqsor et la place Abou-Haggag. Et l’on peut même apercevoir au loin les deux rives, d’un côté le temple de Louqsor et de l’autre celui de Hatchepsout. A la place du jardin public et des constructions anarchiques qui entouraient le temple de Louqsor et la mosquée d’Abou-Haggag, l’on a installé des bancs, construit un théâtre et planté des arbres. Les itinéraires des microbus ont changé et même leurs stations ont été déplacées. Non loin et dans la même rue, le souk populaire du quartier a lui aussi changé d’allure avec son portail au style pharaonique. Ce marché, où se bousculaient calèches et voitures défiant les propriétaires de bazars et vendeurs de légumes et de fruits, s’est transformé en un endroit réservé aux piétons. Aujourd’hui, le visiteur peut flâner à son aise tout le long d’une rue bordée de part et d’autre de bazars.

Surprenant, mais beau, ce changement est une excitation à retrouver les traces d’un passé glorieux, surtout avec l’allée des sphinx à tête de bélier qui lie le temple de Louqsor à celui de Karnak et traverse la ville sur une distance de 2,7 km. Une allée qui rappelle le voyage d’Amon durant la fête d’Opet et dont les échos joyeux semblent parvenir du fond des âges. Une allée toujours envahie par des constructions sauvages, mais appelées à être rasées entièrement dans le cadre du développement de la ville.

Un plan qui a sans doute fait des victimes. Des citoyens qui vivent autour et au-dessus des sites pharaoniques et qui ont aussi le droit de vivre. En fait, pour changer le visage de cette ville touristique, des quartiers entiers d’habitations doivent être rasés, afin de laisser apparaître des sites portant l’histoire de la civilisation égyptienne et laissant place à des allées en marbre, des places immenses, des souks et des cafétérias destinés aux touristes. Un changement qui pourrait plaire aux étrangers qui viennent découvrir les monuments pharaoniques dans la plus célèbre des anciennes capitales de l’Egypte, mais qui déplaît à la plupart des habitants de Louqsor dont beaucoup vivent dans des conditions déplorables.

Des travaux de réaménagement, des rues pavées et des constructions modernes ont été réalisés non loin de la cour des temples de Louqsor et de Karnak. Malheureusement, la scène est différente dans la rue Mahmoud Mourad ou Ezbet al-safih. Une cinquantaine de familles vivent terrées comme des bêtes dans des pièces exiguës, sombres, aux murs délabrés et suintant d’humidité même si quelques façades sont ornées de motifs à caractère pharaonique.

 

 

Des familles qui vivent au jour le jour et dont la plupart des hommes sont au chômage. Ils expliquent que leur vie a été bouleversée après le transfert de la station de microbus qui se trouve sur la route d’Al-Karnak, à 14 km de l’aéroport. « Cette station nous servait de gagne-pain. Nous vendions des boissons, des repas ou des sandwiches pour les passagers. Aujourd’hui, même si nous allons travailler dans la nouvelle station, il faut verser 700 L.E. par mois pour louer un endroit. Qui de nous est-il en possession d’une telle somme ? Nous vivons avec les moyens de bord et chacun possède une famille composée au minimum de 6 membres », explique Farag Ramadan, homme âgé qui s’est trouvé avec son fils au chômage. Des cas similaires de souffrance, de Sarhane, Achraf ou de Bannoura lequel vit dans la rue avec ses trois filles après qu’un incendie eut détruit l’unique pièce où il vivait. Une question s’impose : les habitants profitent-ils de cette promotion du tourisme si apparente dans la ville ? Une prospérité dont les chiffres font preuve lors de la saison touristique. Entre 13 000 et 14 000 visiteurs par jour. Et si le plan de développement a contribué à augmenter le nombre de touristes à Thèbes, le modeste citoyen ne semble pas avoir gagné grand-chose, surtout avec des prix qui ne cessent de flamber dans cette ville touristique. « Le revenu du tourisme revient à une certaine catégorie de gens ; quant à nous, nous vivons dans des conditions de vie plus qu’inhumaines, et dans un an, ce sera la famine », s’indigne Adli Sidhom, fonctionnaire à la retraite. Il cite l’exemple du kilo de fèves qui se vend aujourd’hui à 6 L.E., des lentilles qui coûtent 7 L.E. et de la bouteille d’huile qui a atteint les 8 L.E., sans compter la crise du pain due à la hausse du prix de la farine. Que peut faire un ouvrier qui gagne entre 10 et 20 L.E. par jour ? Entouré d’un nombre de journaliers dans le chômage et qui veulent profiter de l’occasion pour exprimer leur vie malheureuse.

Ils expliquent que même si beaucoup de travaux de construction ont lieu à Louqsor, ils restent les bras croisés, sans travail. « Ces travaux sont exécutés par des sociétés d’infrastructures qui ont déjà leurs propres ouvriers. Ils ne nous offrent pas de travailler », explique l’un d’eux.

Un chômage qui a poussé Abdallah, comme beaucoup d’autres jeunes natifs de la ville, à aller travailler à Hurghada. Lui, qui est en vacances dans sa ville natale, explique qu’il n’a pas trouvé de boulot à Louqsor, puisque la plupart des métiers de tourisme sont exercés par des Cairotes ou des jeunes habitants hors de cette ville. Une réalité assurée par Samir Farag, chef du Haut Conseil de la ville qui l’argumente par le manque des qualifications des jeunes de Louqsor dans le domaine du tourisme. Cependant, il explique que dans son plan de développement qui comprend aussi le côté social, économique et culturel, le citoyen est une priorité. « Nous avons commencé à donner des cours de formation en tourisme pour les jeunes de Louqsor, surtout ceux qui n’ont pas fait d’études dans ce domaine. Autrefois, les hôtels et grandes sociétés préféraient faire travailler des jeunes Cairotes, plus qualifiés, mais aujourd’hui, j’ai promulgué un décret qui stipule que chaque nouveau hôtel doit recruter 80 % de son staff de la région de Louqsor », explique Farag qui demande cependant aux citoyens d’améliorer leurs compétences et leurs moyens. « Comment un chauffeur de taxi pourrait-il convaincre un touriste de l’accompagner si sa voiture est dans un état lamentable ? Il faut que les gens changent de manière de vie et soient plus flexibles face à ce développement de la ville », ajoute-t-il.

Samir Farag pense que les habitants de Louqsor profitent de ce plan de réaménagement. Eux vivaient dans des maisons délabrées, sans les services les plus élémentaires, au milieu des tombes et des égouts, ce qui risque de provoquer des dégâts aux sites touristiques. Les déplacer vers d’autres lieux de vie plus humains, à l’exemple des habitants de Gourna à la rive ouest, leur permettra de vivre dans des conditions de vie meilleures. Ceci dit, la réinstallation des habitants de Gourna n’a pas manqué d’avoir des aspects négatifs même aux yeux des étrangers.

Pour les citoyens, être déplacé de son lieu de vie ou de son commerce n’est pas une affaire facile, surtout quand les sommes offertes comme indemnités ne sont pas suffisantes dans une ville où le prix de l’immobilier ne cesse de flamber.

Centre ville.

 

 

Beau mais ne nous concerne pas.

Mohamad Abdo, herboriste qui a dû céder son magasin pour permettre l’expansion du plan de développement, réplique qu’il avait déjà forgé sa réputation et rien ne pourra le compenser pour cette perte." Que peut-on faire aujourd’hui avec 40 000 ou 50 000 L.E. d’indemnités dans une ville où le prix du m2 dépasse les 700 L.E. Le plus petit magasin coûte 100 000 L.E. J’ai une famille à ma charge composée de 18 membres et 7 personnes qui travaillent pour moi. Eux aussi subviennent aux besoins de leurs familles. Que dois-je faire ? », s’interroge-t-il tout en cédant la parole à son voisin, Chaabane, un autre jeune herboriste.

Centre ville.

Bien que ce dernier soit satisfait de tous ces changements qui embellissent la ville et attirent plus de touristes, il est indigné, car il ne se sent pas concerné par cette prospérité. « Le touriste aujourd’hui est bien cerné et orienté par le personnel de l’agence touristique qui l’a ramené. Son voyage est bien organisé et c’est son guide qui le conseille où se rendre et où acheter ses souvenirs. Parfois, ce sont les guides qui dictent le prix avec lequel les touristes doivent acheter dans les magasins. Des complicités bien calculées. Alors, nous avons de moins en moins de clients étrangers et évidemment aucun bénéfice », explique Chaabane qui n’est pas le seul à se plaindre. Une promenade dans cette ville prestigieuse fait parade de nouveaux édifices au style architectural exceptionnel à l’exemple du centre Moubarak pour le patrimoine culturel, le centre de formation artisanale pour les femmes, le centre de préservation pour le patrimoine nubien, le magnifique édifice du conseil de la ville et les services du gouvernement électronique pour faciliter les procédures bureaucratiques aux citoyens et ce, à travers un circuit tout informatisé. Des projets prometteurs, mais du chauffeur de taxi au vendeur du coin, jusqu’aux chômeurs assis dans les cafés, beaucoup se plaignent des conditions de vie qui ne se sont guère améliorées en parallèle. Et une phrase revient toujours à la bouche des citoyens : « Tout cela est beau, mais cela ne nous concerne pas ».

Un plan de développement a été entamé depuis trois ans avec un budget qui s’élève à un milliard et 200 millions de L.E. et qui va s’étaler jusqu’en 2030 pour transformer cette ville splendide en un musée ouvert et moderne. Cependant, le modeste citoyen supposé faire partie intégrante de ce projet demeure insatisfait, surtout qu’environ 5 % de la population de cette ville jouissent pleinement des revenus du tourisme. Et c’est le cas de toute l’Egypte, comme l’affirme Samir Farag. Cependant, il ajoute que le citoyen n’est nullement exclu dans le cadre de ce plan. On a prévu des centres de formation aux femmes pour la production artisanale, des cours de formation dans le tourisme. Il rétorque qu’il n’est pas facile de tout faire en un seul moment. Qui sait ? Peut-être que les habitants de Thèbes se sont trop pressés et un jour ils se sentiront concernés, eux aussi, par ce développement. Peu importe, c’est le citoyen qui a toujours tort.

Dooa Khalifa - Al Arham Hebdo - Février 2008

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