Un long jardin dans le désert égyptien.
De retour d'un périple qui l'a conduit de Louxor à Assouan, l'écrivain nous livre ses impressions sur les splendeurs des bords du Nil.
Les hauts et les bas de Sarkozy me donnaient le tournis. Les élections me fatiguaient. Ma petite-fille a treize ans. Elle s'appelle Marie-Sarah. Je l'ai emmenée sur le Nil, entre Louxor et Assouan. Dans un paysage de débuts du monde, nous avons remonté sur quelque deux cents kilomètres le fleuve le plus chargé d'histoire de toute notre planète. Étroit ruban vert au milieu de tant de sables, l'Égypte, au cœur du désert, est un jardin déployé par le Nil. Hérodote, il y a deux mille cinq cents ans, le disait déjà mieux et sans aucun de ces adjectifs ennemis de l'écrivain : «L'Égypte est un don du Nil.»
Dans les pas des grands voyageurs, Jean d'Ormesson fait découvrir à sa petite-fille la démesure d'une civilisation vieille de cinq mille ans.
Il y a moins de siècles entre Hérodote et nous qu'entre les débuts de la civilisation égyptienne et l'époque d'Hérodote. Le vertige du temps, la longue durée, la lutte contre l'éphémère : voilà peut-être l'essentiel de cette Égypte ancienne où tout commence pour nous. À Sumer, à Mari, à Akkad, ailleurs encore, des traces de civilisations plus anciennes ont été retrouvées. En Égypte s'ouvre une histoire qui, à travers invasions, bouleversements politiques, révolutions religieuses, va durer cinq mille ans le long des rives du Nil avant de mener jusqu'à nous.
Tout le monde sait que l'histoire de l'Égypte ancienne est divisée en Ancien Empire, Moyen Empire, Nouvel Empire, avec trois périodes intermédiaires et une époque gréco-romaine. Satisfaisante et commode, cette construction est récente. Elle remonte à un prêtre égyptien du nom de Manéthon qui rédigea en grec, au temps des Ptolémée, une histoire de son pays rythmée par une trentaine de dynasties jusqu'à la dernière qui est grecque : elle est fondée par Ptolémée, ancien général d'Alexandre et ancêtre de Cléopâtre, maîtresse de Jules César et de Marc Antoine, victime d'Octave qui deviendra Auguste. L'alternance et la classification des Empires et des périodes intermédiaires n'apparaissent que vers le milieu de notre XIXe siècle. Elles permettent aux ignorants et je me compte parmi eux d'y voir à peu près clair dans le labyrinthe d'une histoire aussi fascinante et aussi pleine de mystère que ce Nil dont elle sort et dont Hérodote avouait : «Sur le régime de ce fleuve, je n'ai rien pu apprendre, ni des prêtres, ni de personne.»
Ce qui frappe d'abord dans cette civilisation égyptienne qui a tourné la tête de tant de voyageurs grecs, d'empereurs romains, d'écrivains venus de France, d'Angleterre, d'Italie, d'un peu partout, c'est sa continuité sur un même territoire : trois mille ans, entre l'extrême fin du néolithique et la conquête romaine, puis byzantine, puis arabe. Au sein de cette continuité, se succèdent quelques-uns des règnes les plus longs de l'histoire. Bâtisseur et guerrier, Thoutmès ou Thoutmosis III règne trente-deux ans. Ramsès II, le plus grand peut-être des pharaons, le conquérant, le vainqueur de justesse de la bataille de Qadesh, sur l'Oronte, en Syrie, contre les Hittites, le contemporain ou à peu près… de Moïse et de la guerre de Troie, soixante-sept ans. Un des derniers pharaons de l'Ancien Empire, Pépi II, détient sans doute un record : monté sur le trône à six ans une lettre de l'enfant-roi est gravée sur la tombe de son gouverneur , il règne pendant près de cent ans.
La durée de la construction des grands temples est plus impressionnante encore que la longévité de quelques-uns des pharaons. On dirait que le temps n'existe pas ou qu'il est vaincu par l'art et par la religion. À Edfou, le temple le mieux préservé de la vallée du Nil, les travaux durent deux siècles. À Kom Ombo, perché sur une boucle du fleuve, près de quatre siècles. Dédié à Amon, le temple gigantesque de Karnak est en chantier pendant deux mille ans. Tout se passe comme si nos cathédrales gothiques étaient encore en train d'être remaniées de nos jours, comme si l'Acropole d'Athènes avait été en travaux jusqu'à la fin de la Renaissance. Pour les Grecs, une œuvre d'art était quelque chose de rond, d'achevé, de définitif, dont aucun élément ne pouvait être modifié parce que chaque détail s'harmonisait avec le tout. Pour les Égyptiens, les temples du culte royal auxquels ils donnaient le nom de «châteaux des millions d'années» étaient des organismes en perpétuel développement.
Commentaires
-
- 1. jjfg Le 13/09/2013
Ajouter un commentaire