Août 2012 - Louxor nouvel essor !

Tout l'été, déambulation au cœur de constructions, réelles ou imaginaires. Aujourd'hui, un projet pharaonique : redonner au joyau de l'Egypte toute sa superbe.

Par SYLVIE BRIET
Lorsque, le 25 janvier 2011, premier jour de la révolution de la place Tahrir, l'égyptologue Susanne Bickel, directrice du projet Vallée des rois de l'université de Bâle, a découvert une nouvelle tombe sur la rive ouest de Louxor, elle a décidé que «ce n'était pas le bon moment pour aller plus loin». Elle l'a recouverte pour la préserver des pillards et a attendu patiemment la campagne de fouilles de l'année suivante pour pénétrer dans le puits de 4 mètres qui donnait accès à une seule chambre. A l'intérieur, un sarcophage de bois inviolé, peint en noir, couvert de hiéroglyphes, contenant une dame : une chanteuse d'Amon, fille d'un prêtre du temple de Karnak.

La précédente découverte de ce type remonte à 1922, avec la mise au jour par Howard Carter de la tombe de Toutankhamon. Cette fois-ci, point de trésor, mais les autorités égyptiennes ont préféré enlever très vite la momie et la mettre à l'abri. Ici, on badine d'autant moins avec la sécurité des antiquités que les chantiers archéologiques des deux rives du Nil ont été embringués dans un pharaonique projet appelé Louxor 2030, lui-même dans la tourmente depuis la révolution.

Louxor, joyau de l'Egypte. Les anciens en firent leur capitale, Thèbes, sur la rive ouest du Nil, et y enterrèrent leurs pharaons dans des tombes prestigieuses tandis que, sur la rive est, où se situe la ville actuelle, ils édifiaient de somptueux temples dédiés à leurs dieux. L'opération Louxor 2030 vise à transformer la ville en un gigantesque musée à ciel ouvert. Ni plus ni moins. Des millions de dollars ont été déversés par l'ancien gouvernement pour atteindre l'objectif, qui prévoit, en vrac : la réhabilitation des tombes, la préservation des sites avec des systèmes de sécurité, mais aussi des golfes, des hôtels 5 étoiles, une corniche aménagée le long du Nil, un nouvel embarcadère pour tous les bateaux de croisière...

Relier les temples de Louxor et de Karnak

Dans cet empilement de chantiers, gare aux trous, aux bosses, ou aux revers de fortune. Loin du Caire, le cas de Louxor exprime à sa façon la situation du pays, entre espoir et chaos. Ici, les ondes de la révolution se modulent différemment : la fierté l'emporte, bien sûr, mais l'inquiétude et le souci de manger devancent parfois les idéaux. Et la révolution a donné un sérieux coup d'arrêt à la manne financière et au tourisme. Le nouveau gouverneur de Louxor, Ezaat Saad, mis en orbite après les événements, sait qu'il est sur un siège éjectable : ses semblables ne font pas de vieux os depuis la révolution.

De son bureau qui donne sur le Nil, on entend les clameurs d'une manifestation. Mi inquiet mi blasé, il regarde discrètement par la fenêtre : cette fois, ce sont des employés d'hôtel qui protestent contre des salaires trop faibles. Du moins peut-il encore, pour quelque temps, imputer tous les problèmes à ses prédécesseurs. Il continue à défendre Louxor 2030, il n'a pas le choix, trop de chantiers ont été engagés : «Si nous parvenons à réaliser le master plan, nous pouvons doubler le nombre de touristes.» Mais à quel prix ? Les intérêts des illustres ancêtres et ceux des habitants d'aujourd'hui ne coïncident pas forcément. En témoigne le point d'orgue de Louxor 2030 : la fameuse allée des sphinx que les autorités ont entrepris de dégager et qui doit retrouver son faste d'antan en reliant les temples de Louxor et de Karnak sur 2,7 kilomètres.

Commencé il y a 3 400 ans, ce dromos fut, au fil des pharaons, bordé de sphinx à tête de bélier, puis de sphinx à tête humaine. Une fois par an, lors des fêtes d'Opet, le dieu Amon empruntait cette voie processionnelle.

A grands coups de bulldozer, il a fallu raser des centaines de maisons construites sur ladite allée, dont de belles bâtisses du XIXe siècle. Le précédent gouverneur, Samir Farag, n'avait pas d'état d'âme : il offrait de l'argent et une maison aux particuliers, ceux-ci devaient s'effacer pour «l'intérêt commun». «Ils nous envoient dans le désert», protestaient les habitants. L'affaire était menée à l'égyptienne, époque Moubarak : pas de discussion, des centaines d'expulsions. Le gouverneur - envoyé en prison depuis - était haï, le mégaprojet critiqué de partout.

Moubarak était censé inaugurer l'allée en mars 2010, puis en février 2011. Les événements en ont décidé autrement, l'allée n'est ni terminée ni inaugurée. Les mosquées et les églises ne devaient pas échapper à cette saignée au cœur de la ville. Enfin presque. Sept mosquées ont été «déplacées», mais deux églises font de la résistance et trônent toujours au milieu des sphinx. Si l'une d'elles a accepté, moyennant finances, sa destruction, l'autre ne veut rien entendre. «Il faudra nous passer sur le corps, clament en substance les prêtres de l'église copte, nous sommes ici par la volonté de Dieu. Leurs sphinx, ils les font fabriquer en Chine !» accusent-ils, ne reculant pas devant la mauvaise foi. Sauf à considérer que l'état délabré de certaines statues conforte la réputation du «made in China». La révolution a-t-elle sauvé les églises ? Pour le moment, oui.

Le gouverneur, qui veut apaiser les choses, assure qu'elles ne seront pas démolies. Mais la plupart des archéologues égyptiens ne voient pas pourquoi, alors que sept mosquées ont été déplacées, seules les églises devraient s'en sortir... En attendant, avec ou sans église, le travail n'a que très peu repris, faute d'argent. «Il y avait 1 050 sphinx, nous en avons retrouvé 460 complets», déclare Mansour Boraik, le directeur des antiquités pour la région, optimiste. Reste qu'il en manque encore beaucoup pour redonner à l'avenue son allure du temps des pharaons. Et marcher 3 kilomètres sous un soleil de plomb avec des morceaux de statue risque d'être fastidieux pour les touristes... Une immense esplanade prévue devant le temple de Karnak avait déjà été réalisée. Aménagement qui s'était traduit par la destruction de la maison Georges-Legrain, pionnier des fouilles à Karnak, qui abritait le centre d'études franco-égyptien.

Un coup dur pour l'égyptologie hexagonale, car cette maison symbolisait, pour les Français, leur légitimité sur les vestiges pharaoniques qu'ils étudient depuis un siècle et demi. De quoi provoquer une mini crise diplomatique. Zahi Hawass, le tout-puissant directeur du conseil suprême des antiquités sous Moubarak - et éphémère ministre de la Culture en fin de règne -, rappela à cette occasion qu'il était maître chez lui. «Nous n'admettrons pas la présence d'un Etat français à l'intérieur de Karnak... Karnak ne sera jamais le Vatican de l'Egypte», écrivait un journal égyptien. Comme Hawass avait droit de vie et de mort sur les fouilles étrangères, personne ne s'opposa à lui. Les Français sauvèrent, non pas les meubles de la maison Legrain, mais leur permis de maintenir un centre à Karnak.

Les vagues du «master plan», comme on l'appelle ici, ont également déferlé de l'autre côté du Nil, sur la rive ouest, celle qui abrite les nécropoles, dont les célèbres vallées des rois et des reines. Le village de Gournah, avec ses maisons colorées peintes de toutes les couleurs qui décoraient la colline, a été détruit à partir de 2007. Quelques-unes ont été préservées pour servir de témoignages, mais elles se dégradent faute d'entretien.

De nouvelles constructions carrées et sans âme, en principe tout confort (eau et électricité), mais qui se fissurent pour la plupart, ont relogé 20 000 habitants loin de la zone touristique. Christian Leblanc, archéologue qui travaille depuis quarante ans en Egypte et dirige les fouilles du Ramesseum, non loin de Gournah, connaît bien la situation. Il s'est battu pour que les maisons restent sur la montagne et déplore : «On ne s'est pas intéressé aux gens eux-mêmes, on a disloqué des familles.» S'il approuve le dégagement de l'allée des sphinx, il regrette d'autres initiatives, comme l'illumination de la montagne thébaine : «On a enlaidi cette majestueuse montagne, unique par son relief, par un éclairage dérisoire et qui entraîne un gaspillage d'énergie, alors que d'autres projets auraient été bien plus propices à l'attrait touristique.» Autre aberration, selon lui : le mur de béton séparant les sites archéologiques des habitats. Lorsque le visiteur quitte le temple de Medinet Abou, en allant vers le désert et la montagne thébaine, il se retrouve cantonné derrière un mur de 2 mètres de haut qui ne laisse aucune visibilité sur une vingtaine de kilomètres, destiné à empêcher les zones agricoles d'empiéter sur les vestiges archéologiques : «Ils auraient pu choisir une autre solution, comme des murets en pierres appareillées qui bordent la nécropole de Gournah et s'intègrent si parfaitement à ce paysage minéral. Cela a été fait trop vite et sans concertation.»

Aujourd'hui, Louxor 2030 marque le pas. La manne financière s'est tarie et les touristes ont déserté. Les fouilles archéologiques, quant à elles, continuent. Y compris celles menées par des Egyptiens. Rien ne semble devoir décourager Salah el Masekh, bouillant jeune archéologue qui dirige les fouilles devant le temple de Karnak. Il s'est retrouvé au chômage technique pendant quelques mois mais n'a jamais douté. Ses découvertes n'ont que peu d'échos en France, elles sont pourtant impressionnantes. Il a mis au jour un immense embarcadère sur près de 300 mètres avec sept escaliers qui, selon lui, allait de Karnak à Louxor. Encore plus spectaculaire, devant le temple de Karnak, il a trouvé des bains de la période hellénistique datant de 250 avant J.-C. environ. Deux larges pièces circulaires (une pour les hommes, une pour les femmes) dotées de sièges taillés dans la pierre, ornés de dauphins de mer et de tilapias du Nil : «Ce mélange des mondes marin et fluvial montre pour moi que les Egyptiens et les Grecs cohabitaient.» Surprise aussi quand Salah découvre un gros bloc de granit rose, «une fausse porte», qui servait de passage entre le monde des vivants et celui des morts. Elle provient de la tombe d'un vizir très riche de la reine Hatshepsout. Les vestiges de la période romaine sont tout aussi importants, avec une multitude de jarres, dont certaines emplies de pièces d'or. Ce chantier devrait être bientôt ouvert au public, du moins l'espère-t-il. «Inch Allah !»

«Disneyland sur le Nil»

Inquiètes en janvier 2011, les équipes étrangères (françaises, italiennes, américaines, allemandes, polonaises, etc.) ont repris cette année leurs campagnes de fouilles, plus confiantes. «En raison des vols qui ont eu lieu pendant et juste après la révolution, nous avons dû déménager notre magasin de site (qui renfermait le produit de nos fouilles) vers la grande réserve, très sécurisée», raconte Christian Leblanc. Mesures préventives car, à Louxor, il n'y a pas eu de pillage, la population s'est chargée de protéger les sites. L'égyptologue n'est pas trop soucieux pour l'avenir des missions étrangères : «L'impact économique est tellement important pour le pays que l'arrêt des fouilles et des travaux de restauration serait malvenu. En revanche, je pense que les Egyptiens exigeront davantage de coopération. Ce qui me paraît normal. Pour cela, il faudra participer davantage à l'effort de formation pour les jeunes générations de chercheurs.»

Louxor 2030 sera-t-il «Disneyland sur le Nil», ou encore «Pharaonic Parc», comme le moquent les détracteurs ? Ou une chance pour la cité qui rêve de voir revenir les visiteurs ? Rien n'est écrit. Le pire serait l'immobilisme, car l'allée des sphinx pourrait se transformer en décharge à ciel ouvert. Les habitants de Louxor sont plein d'espoir vis-à-vis du nouveau gouvernement, mais dans une situation économique désespérée. Les archéologues étrangers restent discrets. L'indéboulonnable Zahi Hawass a fini par tomber de son piédestal, ce qui crée un vide : sa mégalomanie l'amenait devant les caméras du monde entier à la moindre découverte. L'exhumation de la tombe de la chanteuse d'Amon est passée presque inaperçue... Une révolution, c'est aussi de brusques trous d'air ; en ce sens, Louxor 2030 sera l'un des tests de l'Egypte post-Moubarak.

Commentaires

  • Noura
    • 1. Noura Le 30/08/2012
    Quel article passionnant et vrai que celui de Sylvie Briet ! Domiciliee a Louxor depuis 6 ans j'ai traverse la tourmente de la "revolution"et de ses "inconvenients". Aujourd'hui tous ici - thebains a l'amabilite et affabilite legendaires et nous les europeens expatries - sommes dans l'expectative d'une transformation finale artistique mais surtout humaine de Louxor, lieu historique ou il fait bon vivre et qui vous invite a REvenir. Mais, au fait ! ou serons-nous en 2030 ?
  • DELABROYE Yann
    • 2. DELABROYE Yann Le 24/04/2012
    Je tenais simplement à vous féliciter pour les infos et la tenue de votre excellent site qui nous fourni un grand nombre d'info pour notre prochain voyage dans 2 jours

    Salutations amicales
  • diane
    bonjour, je rentre d'égypte (caire, alexandrie, luxor)où tout est retour à la normale, comme l'avant 25 janvier. les médias ont bcp exagéré. l'égypte et les égyptiens sont restés les mêmes. un pays fascinant en toute sécurité et des gens serviables et attentionnés dont le seul souci est la satisfaction du touriste. l'égypte a prouvé sa grandeur et la nouvelle égypte sera encore plus belle! vive l'égypte! allez-y sans aucune crainte, vous allez adorer!
  • Jfba
    • 4. Jfba Le 16/02/2011
    Bonjour,

    J'espère sincèrement que la situation va changer dans ce pays et que les touristes vont revenir très vite, il faudrait aussi que les vols " secs " ne soient pas supprimés par les compagnies . En ce qui me concerne je compte bien venir à Louxor au mois d'août .
    Jean-François .

Ajouter un commentaire