François Mitterrand et l'Egypte.

François Mitterrand et l'Egypte.

François Mitterrand quitte définitivement Venise en juin 1995, où il est venu pour visiter, au Palazzo Grassi, l’exposition du centenaire de la Biennale. Il est fatigué, lit Cicéron et se repose. Six mois plus tard, Noël 1995 à Assouan, aux portes de la Nubie, à quinze jours de mourir il se repose aussi, sur la terrasse de la suite présidentielle du Old Cataract, le plus anglais des palaces égyptiens. La 237 est la chambre préférée du roi Fouad d’Egypte, de Winston Churchill, du tsar Nicolas II et de Georges Clemenceau. Juste en dessous de celle où Agatha Christie écrivit « Mort sur le Nil ». Plancher verni, lit à baldaquin monumental aux colonnades d’acajou torsadé, boiseries recouvertes d’une fine pellicule de peau de chèvre, elle communique par un salon avec la « suite Old Cataract », où logent Anne Pingeot, venue avec sa sœur, et Mazarine. André Rousselet, exécuteur testamentaire, le plus libre des amis, son épouse, la fille de celle-ci, Jean-Pierre Tarot et sa famille accompagnent l’ex-président. Le soleil de décembre brûle pour la dernière fois cet homme de 80 ans. Il le sait. Tout à l’heure, à son arrivée à l’hôtel, il a tenu, comme chaque fois, à descendre près des jardins pour voir le Nil, la voie royale des pharaons. « Comment va Abdel-Mohsen ? » a-t-il demandé au patron de l’époque du Old Cataract, Icham El-Katan. Abdel-Mohsen Attallah, 42 ans alors, ému, est accouru avec un verre de karkadé, un jus rouge d’hibiscus, excellent pour la circulation du sang. Puis François Mitterrand est monté dans sa suite par le lent ascenseur. Sur la terrasse on a installé un rocking-chair. En dehors d’une balade de deux-trois heures sur le Nil avec déjeuner à bord de l’embarcation à moteur, il ne quitte pas cette terrasse des trois jours, en face des dieux morts de l’île Eléphantine. Au stylo à plume, il travaille son livre sur l’Allemagne, lit en alternance une œuvre contemporaine et un livre ancien. Il ne reverra pas Philae, consacrée à la déesse Isis, sur l’île d’Agilkia, qui signifie l’île de la fin. Autour de lui, chacun vit comme si de rien n’était. Ce ne sont pas des vacances de deuil. Ultime coquetterie, il refuse en plaisantant qu’on le photographie sur le rocking-chair. « Cela rappellerait trop Kennedy !» Tous les repas se prennent là-haut. Crème de lentilles, poisson grillé, crêpe Suzette. Détaché à son service et fier de l’être, Abdel-Mohsen porte les plats. Il reste même dans l’hôtel la nuit, au cas où « Monsieur François » aurait besoin de quelque chose. Amin, l’un des douze jardiniers, change tous les jours les bouquets orientaux de la suite. Cette année, « Monsieur François » n’ira pas lui parler de graines, de plantes, d’arbres, ni le regarder en silence tailler ses fleurs, courbé sous un palmier, comme il avait coutume de le faire avant, se souvient Didier-Marie Ravassard, directeur délégué qui supervise les opérations spéciales et les voyages officiels pour le groupe Accor, propriétaire de l’hôtel. Avant. C’est lorsque François Mitterrand pouvait marcher. La souffrance morale de n’en être plus capable, la souffrance de ne pas voir progresser Mazarine dans ses études l’emporte sur celle, physique, atroce mais pour lui secondaire. Il regarde passer les felouques, écoute les chants des Nubiens qui les mènent. Il fixe le mausolée de l’Aga Khan, en marbre de Carrare, ultime demeure des chefs des ismaéliens qui se détache sur la crête de dune. Son altesse la bégum Aga Khan III, Yvette Labrousse, Miss France 1930, déposera chaque jour une rose sur la tombe de son mari jusqu’à son décès, en l’an 2000. François Mitterrand se demande-t-il quelle femme en fera autant à Jarnac ? Comme chaque soir, juste à la tombée du soleil, il s’émerveille du vol groupé de centaines d’oies sauvages qui descendent des marécages de Kom-Ombo au nord d’Assouan chasser les poissons qui remontent prendre l’air à la surface du barrage. Repues, elles repassent à l’horizon quelques minutes plus tard. Le 29 décembre, c’est le départ pour l’aéroport où l’attend le jet privé que lui prête Hosni Moubarak, le président égyptien. Un départ inoubliable pour le personnel réuni dans le hall. Une vacillante signature sur le livre d’or, près de laquelle l’encre aujourd’hui a fait une tache, larme d’Hubert Védrine lorsqu’il la vit il y a trois ans. Découvrant la suite présidentielle en 1997, Roger Hanin pleura lui aussi. D’Egypte, François Mitterrand rapportera les grandes forces architecturales. La pyramide du Louvre en mémoire des morts. La Très Grande Bibliothèque, inspirée d’Alexandrie, pour la mémoire des vivants. Depuis des années, Hosni Moubarak met à sa disposition sa maison d’hôtes d’Assouan, où Begin et Sadate eurent leurs premiers entretiens en 1978. Mais il voyage aussi en dehors d’Assouan. Il écoute la messe de minuit en décembre 1987 au monastère Sainte-Catherine, un monde de pierre et de silence, au pied du mont Moïse où le Prophète reçut les tables de la Loi pendant l’Exode. Avec Robert Badinter, le lendemain matin à 6 heures, ils partent à dos de chameau sur le Sinaï. Celui de Mitterrand est teigneux, il crache de rage sur tout ce qui passe alentour. La veille, en vain, son ami a tenté de le dissuader d’escalader, à 71 ans, deux heures durant, les marches hautes taillées dans le granit. Un médecin l’accompagne, deux ou trois gendarmes français en civil portent le pique-nique. Le petit groupe est dépassé par des touristes espagnols qui encouragent le président. Il reprend son souffle toutes les demi-heures. Au sommet, il demande à Robert Badinter de le laisser seul quelques instants. « A l’écart, je le voyais pensif, le regard au loin, se souvient l’ancien ministre de la Justice. Il avait le visage creusé des jours de décision, j’ai compris à ce moment-là qu’il se représenterait pour un second mandat. Il venait de faire son test d’endurance. » Sur le chemin du retour, ils parlent du destin de Moïse, prince égyptien, selon Mitterrand, plutôt que prophète, qui conduit son peuple en Terre promise sans y entrer lui-même. « François Mitterrand connaissait les tombes de chaque pharaon, se souvient Hosni Moubarak. L’histoire de leur règne, leur dynastie, leur lignée. Il savait les derniers chantiers d’excavation. Se passionnait pour les rites funéraires de l’Egypte ancienne et les croyances des pharaons. » Une année, ils descendent ensemble le Nil entre Louxor et Assouan. Deux jours de bateau. « Au bout de vingt-quatre heures, il m’a dit : “Poursuivons en voiture.” Il a voulu s’arrêter dans un village, il a frappé à la porte d’une maison de fermiers. “Puis-je entrer ?” Les gens ont allumé leur four, ils ont fait cuire du pain et préparé toutes sortes de plats. Tout le village était là, réuni autour de lui. » Cette balade sur le Nil, François Mitterrand la fait aussi avec Robert et Elisabeth Badinter, à bord d’une vedette de douaniers, très simple, aménagée de quelques couchettes, que leur prête Hosni Moubarak. Ses amis sont stupéfaits par la fascination constante qu’exercent sur lui les sépultures, les sculptures de morts, les tombeaux. Partout on s’arrête. «Il y a là un joli gisant», disait-il. Au cours de ces voyages, on bavarde de mille choses, on rit aussi beaucoup. «Des jours heureux, des jours d’amitié», évoque Robert Badinter. En Egypte, comme à Venise, François Mitterrand écrit et lit. Il est très tôt sur le pont, au lever des flamants roses. Il a tous les jours ce rendez-vous avec l’aube, et se repose d’un paysage entre vie et mort. 1. «Le vieil homme et la mort », de Franz-Olivier Giesbert, éd. Gallimard. Auteur : Arnaud Bizot

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